Victoire du dieu et morcellement du monstre
Quant aux cosmogonies par démembrement d’un être primordial, l’exemple classique en est offert par l’Enuma-elish : en terrassant le monstre marin Tiamat, Marduk le pourfendit et des deux moitiés de son corps façonna le Ciel et la Terre. Il ne s’agit plus d’une immolation consentie, mais d’un combat entre deux champions, incarnant deux principes antagoniques. Dans l’Enuma-elish, le thème cosmogonique est intégré dans une idéologie politique : la promotion de Marduk au rang de Dieu suprême. Le texte, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est le résultat d’une réinterprétation ayant comme but l’exaltation politique de Babylone.
Le combat entre Tiamat et Marduk, ou plus exactement le conflit entre deux générations de dieux, explique l’origine du Cosmos tel qu’il est aujourd’hui et raconte également l’origine de l’homme. Mais on ne peut pas dire que, avant le démembrement de Tiamat, un certain monde n’existait pas. Au début, Tiamat cumulait toutes les images exemplaires du Chaos : il était à la fois Océan primordial, dragon femelle, être androgyne, monstre et embryon. Mais une première création avait résulté de son union avec Apsu, et trois générations de dieux avaient vu le jour. Ansâr et Kisâr, la « totalité du Ciel » et la « totalité de la Terre », étaient déjà nés. Par conséquent, une sorte de monde embryonnaire existait déjà. Bien entendu, ce n’était pas encore notre monde, mais ce n’était pas non plus l’unité indifférenciée du Chaos primordial, le Chaos d’avant la première hiérogamie de Tiamat et Apsu.
L’Enuma-elish nous révèle donc comment, à partir d’une réalité préexistante, larvaire et chaotique, a été créé notre monde. Le texte cherche à expliquer comment on est arrivé à la situation actuelle. Situation que l’on s’efforce de maintenir à tout prix, en réactualisant, chaque nouvelle année, la victoire de Marduk contre Tiamat et sa troupe de monstres.
Le mythe du combat entre un dieu champion et un dragon est attesté dans le Proche-Orient, en Grèce et dans l’Inde. Ses significations diffèrent de celle de l’Enuma-elish, et varient d’un cas à l’autre tout en restant fondamentalement solidaires. Il ne s’agit plus d’un combat cosmogonique, mais d’une bataille entreprise afin de sauver le monde de la menace des eaux souterraines (le dieu sumérien Ninurta contre le monstre Asag) ou de la régression au Chaos (Indra contre Vritra), ou enfin d’une guerre pour la souveraineté universelle (Zeus contre Typhon). Il est probable que d’autres mythes analogues – racontant le duel de Rê contre le dragon Apopi, du Baal cananéen contre le dragon Yam, du dieu hittite de l’atmosphère contre le dragon Illuyankash, etc. – se réfèrent à des situations similaires : sauver le monde d’un désastre (eaux, sécheresse) qui menaçait de le faire retourner au Chaos, et rétablir la « situation normale », sous la juridiction d’un dieu souverain. D’un certain point de vue, tous ces mythes sont « cosmogoniques », car ils relatent comment le monde a été sauvé de la régression au Chaos.
Le combat entre le dragon et le dieu solaire ou atmosphérique peut donc signifier soit le passage du virtuel au formel : la cosmogonie ; soit la lutte pour la suprématie du monde ; soit, enfin, le conflit entre deux ordres de choses (conflits ethniques ou historiques). Dans tous ces cas, l’idée de « création » est présente sous une forme plus ou moins nette. Symbole du préformel, le dragon est considéré comme le vrai « maître du lieu », l’autochtone par excellence, contre lequel doivent combattre les conquérants avant d’occuper un territoire et de l’organiser (c’est-à-dire le « former », le « cosmiser »).
Nous l’avons déjà dit : le mythe cosmogonique sert de modèle à toutes sortes de « créations ». Il joue, en outre, un rôle capital dans les rites de régénération périodique du Cosmos (c’est-à-dire, la réactualisation annuelle de la Création) et, partant, dans l’élaboration de l’idée mythique du temps circulaire, ou encore réversible.
Un grand nombre de méthodes thérapeutiques et sotériologiques dérivent, en fin de compte, de la certitude qu’on pouvait réitérer la cosmogonie, qu’on pouvait recommencer rituellement la création du monde.
D’autre part, les premières spéculations ontologiques et, en général, l’apparition des grandes métaphysiques orientales ont été rendues possibles par le fait que, depuis des millénaires, les hommes croyaient savoir comment se rendre contemporains du commencement du monde. En somme, les systèmes cosmogoniques élaborés par les premiers philosophes s’inscrivent dans une tradition immémoriale. Les Ioniens prolongeaient les Orientaux, et ceux-ci les « primitifs ». Il importe de préciser pourtant que la pensée philosophique, la réflexion sur la réalité ultime s’est constituée non à partir d’une curiosité rationnelle de connaître les causes premières, mais de la « familiarité rituelle » avec les commencements du monde, de la certitude que le temps écoulé entre le moment de la Création et le moment actuel ne constituait pas un obstacle insurmontable, car cette durée pouvait être abolie ou transcendée. C’était parce qu’on croyait rejoindre réellement, existentiellement le commencement du monde que, à partir d’un certain moment, on a commencé à réfléchir systématiquement sur la structure de cet état premier des choses, en s’efforçant de percer le mystère de l’Être sous la figure du monde tel qu’il s’était révélé pour la première fois.