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Christianisme et mythologie

MessagePosté: Mar 21 Déc, 2004 19:31
de Fergus
Je voudrais soumettre à votre réflexion quelques passages de Aspects du Mythes, de Mircea Eliade, concernant l'aspect mythique du christianisme, qu'il s'agisse du christianisme primitif, ou de ce qu'il a intégré ("récupéré") dans les religions pré-chrétiennes qu'il a supplantées.

Il est difficile de présenter en quelques pages les rapports entre le christianisme et la pensée mythique. Ces rapports posent plusieurs problèmes distincts. Il y a, avant tout, l'équivoque liée à l'usage du terme "mythe". Les premiers théologiens chrétiens prenaient ce vocable dans le sens qui s'était imposé depuis plusieurs siècles dans le monde gréco-romain, celui de "fable, fiction, mensonge". En conséquence, ils refusaient de voir dans la personne de Jésus un personnage "mythique" et dans le drame christologique un "mythe". Dès le II° siècle, la théologie chrétienne fut amenée à défendre l'historicité de Jésus à la fois contre les docétistes et les gnostiques, et contre les philosophes païens.
(…)
Que des "éléments mythologiques" abondent dans les Evangiles, c'est l'évidence. En outre, des symboles, des Figures et des rituels d'origine juive ou méditerranéenne ont été de bonne heure assimilés par le christianisme.
(…)
Le christianisme, tel qu'il a été compris et vécu dans les presque deux millénaires de son histoire, ne peut pas être totalement désolidarisé de la pensée mythique.
(…)
Origène était trop convaincu de la valeur spirituelle des histoires conservées par les Evangiles pour admettre qu'on puisse les comprendre d'une manière grossièrement littérale, comme els simples croyants et les hérétiques – et c'est pourquoi il prônait l'exégèse allégorique.
(…)
Origène reconnaît donc que les Evangiles présentent des épisodes qui ne sont pas historiquement "authentiques", tout en étant "vrais" sur le plan spirituel.
(…)
Origène, s'il ne doute pas de l'historicité de la vie, de la passion et de la résurrection de Jésus-Christ, s'intéresse davantage au sens spirituel, non historique, du texte évangélique. Le vrai sens se trouve "au-delà de l'histoire". L'exégèse doit être capable de se "délivrer des matériaux historiques", car ces derniers ne sont qu'un "tremplin". Trop insister sur l'historicité de Jésus, négliger le sens profond de sa vie et de son message, c'est mutiler le christianisme.

MessagePosté: Mar 21 Déc, 2004 19:33
de Fergus
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Temps historique et temps liturgique

Origène a très bien saisi que l'originalité du christianisme tient en premier lieu au fait que l'Incarnation s'est effectuée dans un Temps historique et non pas dans un Temps cosmique. Mais il n'oublie pas que le Mystère de l'Incarnation ne peut pas être réduit à son historicité. D'ailleurs, en proclamant "aux nations" la divinité de Jésus-Christ, les premières générations de chrétiens proclamaient implicitement sa trans-historicité. Non que Jésus ne fût pas considéré comme un personnage historique, mais on soulignait avant tout qu'il était le Fils de Dieu, le Sauveur universel qui avait racheté non seulement l'homme, mais aussi la Nature. (…)
En proclamant l'Incarnation, la Résurrection et l'Ascension du Verbe, les chrétiens étaient convaincus qu'ils ne présentaient pas un nouveau mythe. En réalité, ils utilisaient les catégories de la pensée mythique. Sans doute ne pouvaient-ils pas reconnaître cette pensée mythique dans les mythologies désacralisées de leurs contemporains païens lettrés. Mais il est évident que, pour les chrétiens de toutes les confessions, le centre de la vie religieuse est constitué par le drame de Jésus-Christ. Bien qu'accompli dans l'Histoire, ce drame a rendu possible le salut. En conséquence, il n'existe qu'un seul moyen d'obtenir le salut : réitérer rituellement ce drame exemplaire et imiter le modèle suprême, révélé par la vie et l'enseignement de Jésus. Or, ce comportement religieux est solidaire de la pensée mythique authentique.
Il faut ajouter aussitôt que, du fait même qu'il est une religion, le christianisme a dû conserver au moins un comportement mythique : le temps liturgique, c'est-à-dire le recouvrement périodique de l'illud tempus des "commencments". "L'expérience religieuse du chrétien se fonde sur l'imitation du Christ comme modèle exemplaire, sur la répétition liturgique de la vie, de la mort et de la résurrection du Seigneur, et sur la contemporanéité du chrétien avec l'illud tempus qui s'ouvre de la Nativité de Bethléem et s'achève provisoirement avec l'Ascension. Or, nous l'avons vu, l'imitation d'un modèle trans-humain, la répétition d'un scénario exemplaire et la rupture du temps profane par une ouverture qui débouche sur le Grand Temps, constituent les notes essentielles du "comportement mythique", c'est-à-dire de l'homme des sociétés archaïques, qui trouve dans le mythe la source même de son existence.
Bien que le temps liturgique soit un temps circulaire, le christianisme, fidèle héritier du judaîsme, accepte pourtant le Temps linéaire de l'Histoire le Monde a été créé une seule fois et aura une seule fin ; l'Incarnation a eu lieu une seule fois, dans le Temps historique, et il y aura un seul Jugement. Dès le début, le christianisme a subi des influences multiples et contradictoires, surtout celles du gnosticisme, du judaïsme et du "paganisme". La réaction de l'Eglise n'a pas été uniforme. Les pères ont mené une lutte sans répit contre l'acosmisme (L'acosmisme, dans la tradition chrétienne, est cette hérésie par l'effet de laquelle les hommes ne se sentent plus partie prenante du cosmos, mais seulement d'un monde supérieur - Peter SLOTERDIJK, note de Fergus) et l'ésotérisme de la Gnose ; ils ont gardé pourtant les éléments gnostiques présents dans l'Evangile de Jean, dans les épîtres pauliniennes et dans certains écrits primitifs. Mais, en dépit des persécutions, le gnosticisme n'a jamais été radicalement extirpé, et certains mythes gnostiques, plus ou moins camouflés, ont resurgi dans les littératures orales et écrites du Moyen-Âge.
Pour ce qui est du judaïsme, il a fourni à l'Eglise une méthode allégorique d'interprétation des Ecritures, et surtout le modèle par excellence de l' "historicisation" des fêtes et des symboles de la religion cosmique. La "judaïsation" du christianisme primitif équivaut à son "historicisation", à la décision des premiers théologiens de rattacher l'histoire de la prédication de Jésus et de l'Eglise naissante à l'Histoire Sainte du peuple d'Israël (cf. la fête des Tabernacles, la Pâque, la fête des lumières de Hanouca, etc.). Les Pères de l'Eglise ont suivi la même voie : ils ont "christianisé" les symboles, les rites et les mythes asianiques et méditerranées en les rattachant à une "histoire sainte". Cette "histoire sainte" débordait naturellement els cadre de l'Ancien Testament et englobait maintenant le Nouveau Testament, la prédication des Apôtres et, plus tard, l'histoire des saints. Un certain nombre de symboles cosmiques – l'Eau, l'Arbre et la Vigne, la charrue et la hache, le navire, le char, etc. – avaient été déjà assimilés par le judaïsme, et ils ont pu être intégrés assez facilement dans la doctrine et la pratique de l'Eglise en recevant un sens sacramentaire ou ecclésiologique.

MessagePosté: Mar 21 Déc, 2004 19:37
de Fergus
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"Christianisme cosmique"

Les vraies difficultés surgirent plus tard, lorsque les missionnaires chrétiens furent confrontés, surtout dans l'Europe centrale et occidentale, avec des religions populaires vivantes. Bon gré mal gré, on finit par "christianiser" les Figures divines et les mythes "païens" qui ne se laissaient pas extirper. Un grand nombre de dieux ou héros tueurs de dragons sont devenus des saint Georges ; les dieux de l'orage se sont transformés en saint Elie ; les innombrables déesses de la fertilité ont été assimilées à la Vierge ou aux saintes. On pourrait même dire qu'une partie de la religion populaire de l'Europe pré-chrétienne a survécu, camouflée ou transformée, dans les fêtes du calendrier et dans le culte des Saints. L'Eglise a dû lutter plus de dix siècles contre l'afflux continuel d'éléments "païens" (entendez : appartenant à la religion cosmique) dans les pratiques et les légendes chrétiennes. Le résultat de cette lutte acharnée a été plutôt modeste, surtout dans le sud et le sud-est de l'Europe, où le flklore et les pratiques religieuses des populations rurales présentaient encore, à la fin du XIX° siècle, des Figures, des mythes et des rituels de la plus haute antiquité, voire de la protohistoire (Leopold Schmidt a montré que le folklore agricole de l'Europe centrale contient des éléments mythologiques et rituels disparus dans la mythologie grecque classique déjà depuis les temps d'Homère et d'Hésiode ; cf. L. Schmidt, Gestaltheiligkeit im büerlichen Arbeitsmythos, Vienne, 1952, spécialement pp. 136 sq.).
On a fait grief aux Eglises catholique-romaine et orthodoxe d'avoir accepté un si grand nombre d'éléments païens. Ces critiques étaient-elles toujours justifiées ? D'une part, le "paganisme" n'a pu survivre que christianisé, ne fût-ce que superficiellement. Cette politique d'assimilation d'un "paganisme" qu'on ne pouvait pas anéantir ne constituait pas une innovation : déjà l'Eglise primitive avait accepté et assimilé une grande partie du calendrier sacré pré-chrétien. D'autre part, les paysans, de par leur propre mode d'exister dans le Cosmos, n'étaient pas attirés par un christianisme "historique" et moral. L'expérience religieuse spécifique des populations rurales était nourrie par ce qu'on pourrait appeler un "christianisme cosmique". Les paysans de l'Europe comprenaient le christianisme comme une liturgie cosmique. Le mystère christologique engageait également la destinée du Cosmos. "Toute la Nature soupire dans l'attente de la Résurrection" : c'est un motif central aussi bien de la liturgie pascale que du folklore religieux de la chrétienté orientale (et occidentale, note de Fergus). La solidarité mystique avec les rythmes cosmiques, violemment attaquée par les Prophètes de l'Ancien Testament et à peine tolérée par l'Eglise, est au cœur de la vie religieuse des populations rurales, surtout de l'Europe du Sud-Est. Pour toute cette partie de la chrétienté, la "Nature" n'est pas le monde du péché, mais l'œuvre de Dieu. Après l'Incarnation, le monde a été rétabli dans sa gloire première ; c'est pour cette raison que le Christ et l'Eglise ont été chargés de tant de symboles cosmiques. Dans le folklore religieux du Sud-Est européen, les sacrements sanctifient aussi la Nature.
Pour les paysans de l'Europe orientale, cette attitude, loin d'impliquer une "paganisation" du christianisme, était, au contraire, une "christianisation" de la religion de leurs ancêtres. Lorsqu'on écrira l'histoire de cette "théologie populaire", telle qu'elle se laisse saisir surtout dans les fêtes saisonnières et les folklores religieux, on se rendra compte que le "christianisme cosmique" n'est pas une nouvelle forme de pagansime, ni un syncrétisme pagano-chrétien. Il est une création religieuse originale, dans laquelle l'eschatologie et la sotériologie sont affectées de dimensions cosmiques ; qui plus est, le Christ, sans cesser d'être le antocrator, descend sur Terre et rend visite aux paysans, comme le faisait, dans les mythes des populations archaîques, l'Etre suprême avant de se transformer en deus otiosus (un dieu lointain et sans culte, note de Fergus). ; ce Christ n'est pas "historique", puisque la conscience populaire ne s'itnéresse pas à la chronologie ni à l'exactitude des évènements et à l'authenticité des personnages historiques. Gardons-nous d'en conclure que, pour les populations rurales, le Christ n'est qu'un "dieu" hérité des anciens polythéismes. Il n'y a pas contradiction entre l'image du Christ des Evangiles et de l'Eglise et celle du folklore religieux : la Nativité, l'enseignement de Jésus et ses miracles, la crucifixion et la résurrection constituent les thèmes essentiels de ce christianisme populaire. D'autre part, c'est un esprit chrétien, et non païen, qui imprègne toutes ces créations folkloriques : tout tourne autour du salut de l'homme par le Christ ; de la foi, de l'espréance et de la charité ; d'un Monde qui est "bon" parce qu'il a été créé par Dieu le Père et a été racheté par le Fils ; d'une existence humaine qui ne se répètera pas et n'est pas dépourvue de signification ; l'homme est libre de choisir le bien ou le mal, mais il ne sera pas jugé uniquement d'après ce choix.
Nous n'avons pas à présenter ici les grandes lignes de cette "théologie populaire". Mais il faut bien constater que le christianisme cosmique des populations rurales est dominé par la nostalgie d'une Nature sanctifiée par la présence de Jésus. Nostalgie du Paradis, désir de retrouver une Nature transfirgurée et invulnérable, à l'abri des bouleversements consécutifs aux guerres, aux dévastations et aux conquêtes. C'est aussi l'expression de l' "idéal" des sociétés agricoles, continuellement terrorisées par des hordes guerrières allogènes et exploitées par les différentes classes de "maîtres" plus ou moins autochtones. C'est une révolte passive contre la tragédie et l'injustice de l'Histoire, en somme, contre le fait que le mal ne se révèle plus uniquement comme décision individuelle, mais surtout comme une structure trans-personnelle du monde historique.
Bref, pour en revenir à notre propos, ce christianisme populaire a manifestement prolongé jusqu'à nos jours certaines catégories de la pensée mythique.

MessagePosté: Mar 21 Déc, 2004 19:41
de Fergus
suite et fin :

Mythologie eschatologique du Moyen Âge

Au Moyen Âge nous assistons à un sursaut de la pensée mythique. Toutes els classes sociales se réclament de traditions mythologiques propres. La chevalerie, les métiers, les clercs, la paysannerie adoptent un "mythe d'origine" de leur condition ou de leur vocation, et s'efforcent d'imiter un modèle exemplaire. L'origine de ces mythologies est variée. Le cycle arthurien et le thème du Graal intègrent, sous un vernis chrétien, nombre de croyances celtiques, surtout en relation avec l'Autre Monde. Les chevaliers peuvent rivaliser avec Lancelot ou Perceval. Les trouvères élaborent toute une mythologie de la Femme et de l'Amour, au moyen d'éléments chrétiens, mais en dépassant ou contredisant les doctrines de l'Eglise.
Certains mouvements historiques du Moyen Âge illustrent d'une manière particulièrement frappante les manifestations les plus typiques de la pensée mythique. Nous pensons aux exaltations millénaristes et aux mythes eschatologiques qui se font jour dans les Croisades, dans les mouvements d'un Tanchelm et Eudes de l'Etoile (Eon de l'Etoile, "hérétique" breton du 12° siècle, note de Fergus), dans l'élévation de Frédéric II au rang de Messie, dans tant d'autres phénomènes collectifs messianiques, utopiques et prérévolutionnaires, brillament étudiés par Norman Cohn dans son livre The Pursuit of the Millenium.

MessagePosté: Mer 22 Déc, 2004 10:58
de Muskull
Merci Fergus :)

Les différents aspects de cette "religion cosmique" sont aussi fort bien analysés dans l'oeuvre de Henri Corbin et notamment l'aspect christique dans "L'homme de lumière dans le soufisme iranien" et également dans le mazdéisme avec "Corps spirituel et Terre céleste".

D'ailleurs dans ma bibliothèque, les livres d'Eliade se serrent contre ceux de Corbin. :wink:

Origène est a lire aussi, rien que pour avoir une idée de ce qu'aurait pu devenir le christianisme si...
Editions du Cerf, tiens donc... :D

MessagePosté: Mer 22 Déc, 2004 13:14
de Fergus
Il y a des lustres que je veux lire Corbin, en particulier "En Islam iranien", mais tu sais ce que c'est...

MessagePosté: Mer 22 Déc, 2004 22:15
de mikhail
Merci Fergus de ce rappel, à quel point le christianisme est relativement proche du paganisme... et pourtant différent.

mikhail

MessagePosté: Jeu 23 Déc, 2004 0:22
de Fergus
Le christianisme est ce qu'on en a fait. Ce n'est pas parce que des sectes ont accaparé le message spirituel, l'ont dénaturé, à des fins politiques, que sa spiritualité est à jeter aux orties.

MessagePosté: Dim 15 Mai, 2005 21:06
de Serious Frank
Il y aurait effectivement plus qu'une analogie à pouvoir ainsi établir entre
certains récits de La Bible et La Mythologie.

Voici par exemple, un lien que l'on pourrait faire avec ce passage de La Genèse lorsque Dieu dit à Eve:

Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité: celle-ci t'écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon.

Or cela me fait penser étrangement tantôt et si bien au mythe du scorpion
lorsque celui-ci blessa mortellement le talon d'Orion suite à l'offense faite sur Artèmis.

Mais encore bien sûr le mythe de Pâris lorsque celui-ci même blessa également mortellement Achille.

De même dans cet autre exemple,

Les géants étaient sur la terre en ces temps-là, après que les fils de Dieu furent venus vers les filles des hommes, et qu'elles leur eurent donné des enfants: ce sont ces héros qui furent fameux dans l'antiquité.

On pourrait y voir l'image d'un certain Alexandre, mais cela n'en est serait plus vraiment de La Mythologie car Alexandre Le Grand est bel et bien un personnage historique, toutefois en ayant cette dénotation mythologique lui appartenant car selon un oracle, il aurait été reconnu comme fils de Zeus !

Mais alors une question se pose, où se trouve réellement le seuil du mythe ainsi que de la Mythologie avec celle de la réalité de par l'histoire ??