Les extraits suivants permettent de faire connaître, d’abord, un écrivain-historien : Henri-Paul Eydoux (1907-1986), et un de ses livres :
, dans lequel il décrit une région : la Marne ; ensuite, l’étonnante vie d’un archéologue méconnu, découvreur d’une fosse au cerf : André Brisson.
UN PAYSAN MARNAIS VIRTUOSE DE LA RECHERCHE ET DE LA DÉCOUVERTE :
ANDRÉ BRISSON
Il s’appelle André Brisson. Son nom vous est sans doute inconnu. Il n’a pas l’honneur des revues ou journaux. Il ne participe pas aux grands congrès où s’affrontent les ténors de la recherche. Il n’entre pas non plus dans la catégorie des spécialistes brevetés qui ont droit aux encouragements et aux concours officiels. Cependant, il est un de nos meilleurs archéologues existants. Il constitue même, a-t-on pu dire, un « phénomène archéologique ».
Cet homme habite à Écury-le-Repos, un petit village du département de la Marne près de Bergères-les-Vertus (ô douce saveur des noms du terroir !…). Écury se trouve à l’est des trop célèbres marais de Saint-Gond, à quelques kilomètres au nord de Fère-Champenoise. Nous sommes là dans la partie de la Champagne qui est posée sur un socle de craie. On l’appelait jadis « pouilleuse » mais, aujourd’hui, on la qualifie plus pudiquement de « Champagne sèche ». Elle a forgé une race de paysans solides, tenaces, qui ont réussi à transformer et à vivifier un sol ingrat. André Brisson y appartient. C’est un paysan – et il s’en flatte – dont la famille, aussi loin qu’on puisse remonter, a toujours été ancrée sur cette terre.
Quarante ans d’archéologie « sur le tas ».
Brisson approche aujourd’hui de la soixantaine. Il est grand, solidement bâti, avec une démarche un peu pesante. Il a une belle tête couronnée de cheveux blancs, plantés drus, le visage bien découpé, halé, éclairé par des yeux pleins de douceur. Sa voix est chaude, avec de savoureuses intonations (pl. XXX).
Brisson fait de l’archéologie depuis quarante ans. Oui depuis quarante ans… Et de l’archéologie sur le tas, si je peux dire. On ne compte plus ses fouilles et ses découvertes ; ce serait une statistique longue et, d’ailleurs, vaine. Il a appris le « métier » au contact du sol, bouquinant aux heures libres, écoutant les bons conseils. Entendez-le parler des Gaulois d’il y a deux ou trois millénaires. Il use de toute la terminologie des spécialistes ; il jongle aisément avec les époques, les techniques et toutes ces données multiples qui concourent à l’archéologie. […]
Henri-Paul Eydoux, hommes et dieux de la Gaule.
Les récentes découvertes archéologiques.
Éditeur Plon, 1961, p. 145.
S'en suit l'éloge biographique de l'homme et le descriptif de sa région ; puis..., une étrange découverte vieille de deux mille cinq cents ans :
L’extraordinaire tombe du cerf.
A la fin de l’été 1953, André Brisson allait faire une découverte très sensationnelle. Une fois de plus, elle était due au hasard. La chance est décidément l’auxiliaire de l’archéologie. Si celle-ci devait avoir une déesse protectrice, ce serait sans nul doute Fortuna…
Le Gaz de France faisait alors poser entre Bergères-les-Vertus et Reims une canalisation branchée sur le feeder alimentant Paris en gaz de Lorraine. On sait comment un tel travail est conduit : une excavatrice creuse une tranchée dans laquelle est placée la conduite. C’est comme un couperet qui entaille la terre avec rapidité et sans rémission. Soit dit en passant, combien de vestiges vénérables enfouis dans le sol ont dû être bouleversés par de telles exigences modernes… Mais, là, ne nous plaignons pas : la pose d’un pipe-line en Champagne a provoqué une trouvaille d’importance.
L’excavatrice, creusant la tranchée sur le territoire de Villeneuve-Renneville, au lieu dit « Le mont Gravet » (fig. 30), a coupé en effet une tombe gauloise. Un ingénieur de l’E.D.F., M. Hégly, lui-même excellent archéologue, a alerté André Brisson, qui est accouru sur les lieux et a fait des sondages prometteurs aux alentours. Des fouilles sont alors entreprises : cinquante-trois tombes sont explorées qui livrent un très riche matériel. Il y a d’autres sépultures encore, mais elles gisent sous des parcelles plantées en vignes et il faut remettre leur dégagement à plus tard.
Le 7 janvier 1956, plusieurs personnes ont été conviées par Brisson à une journée de fouilles dans la nécropole du « mont Gravet ». Il y a là M. Couty, alors président de la Société archéologique champenoise ; M. Maurice Jorssen, ingénieur des travaux publics à Reims, qui préside aujourd’hui cette société ; M. Hégly, l’ingénieur de l’E.D.F., qui avait signalé la première tombe mise au jour fortuitement ; M. Hu, professeur au collège d’Épernay ; M. Cherrière, un représentant de commerce passionné d’archéologie, qui est un bon auxiliaire de Brisson. C’est une froide journée ; la petite équipe est heureuse de se retrouver, de donner des coups de pioche tout en devisant sur les études qui lui sont chères. La sonde vient de déceler une fosse mortuaire, soigneusement taillée dans la craie du coteau ; elle ne diffère pas des autres fosses de la nécropole. Sa fouille sera le programme de la journée.
Tout le monde se met au travail. On enlève d’abord la couche de terre végétale. Les contours de la fosse se dessinent : elle est longue de 1 m. 80 et large de 70 centimètres. Des ossements apparaissent bientôt, mais – ô surprise! – ce ne sont point ceux d’un humain. Brisson et ses camarades activent le dégagement, tout en procédant avec une rigoureuse minutie. C’est le squelette complet d’un cerf qui est mis au jour ; tous les os sont en connexion anatomique. La bête a été inhumée les pattes repliées, la tête en arrière. Va-t-on retrouver également des ossements humains ? Non point, le cerf n’était pas une offrande funéraire, le compagnon d’un mortel dans l’au-delà. Il était seul dans la tombe (fig. 31).
La découverte est surprenante. C’est la première fois, en effet, qu’on trouve un tel animal inhumé à l’instar des hommes. Dans la terre emplissant la fosse, se trouvent quatre anneaux de bronze, qui sont les éléments d’une bride : deux à la base du frontal et deux autres en arrière de la ramure. Enfin, sous le crâne, apparaît un mors de bride en bronze. Les anneaux de base des montants du mors sont usés et tordus et ils semblent bien prouver que l’animal était rétif. Ceci paraît confirmé, d’ailleurs, par une constatation curieuse : les andouillers ont été sciés à leur base, du vivant de l’animal qui ne possédait donc plus que ses deux perches.
Le crâne est ramené à Épernay. Brisson le nettoie et découvre alors qu’il porte en arrière de la corne droite une blessure qui a dû être mortelle : un trou de deux à trois centimètres. Point de traces d’esquilles. Il apparaît bien que l’animal a été sacrifié et qu’il a été déposé dans la fosse alors que le corps était encore chaud, autant qu’on en puisse juger par le repliement du cou et des pattes postérieures dans la fosse.
Voilà de quoi épiloguer sur le culte du cerf… La bête du mont Gravet était domestiquée, ou, du moins, domptée. On lui passait un mors et on devait la faire participer à des cérémonies de culte jusqu’au jour où elle a été rituellement sacrifiée et inhumée dans une tombe à l’instar d’un homme. Première découverte de cette nature, certes mais que rejoignent tant d’autres constatations, faites en Gaule et dans le monde celtique, sur le rôle que jouait le cerf dans les croyances.
On peut voir, dans le fameux groupe de bas-reliefs des nautae parisiaci, qui figure au musée de Cluny, un dieu barbu, doté d’oreilles animales en plus des siennes et de bois de cervidé auxquels sont suspendus deux torques gaulois ; une inscription le surmonte, malheureusement incomplète et qu’on a généralement déchiffrée Cernunnos. Ce même dieu figure sur un bas-relief conservé au musée de Reims ; sa tête est ornée d’une vaste ramure de cerf ; à ses pieds, un cerf et un taureau se repaissent des grains déversés d’un sac qu’il tient dans ses mains. Détail notable : Apollon et Mercure entourent ce Cernunnos, soulignant comment les panthéons gaulois et romains ont pu s’associer et se fondre. Et il faut rappeler aussi que Cernunnos figure sur le chaudron de Gundestrup, cet admirable chef-d’œuvre de l’art celtique qui est conservé au musée de Copenhague ; on le voit paré d’une belle ramure, brandissant d’une main le fameux torque et jugulant, de l’autre, un grand serpent.
Que ne pourrait-on dire sur ce dieu, mi-humain mi-animal, à ramure de cerf ? Paul-Marie Duval a pu écrire à ce sujet dans sa Vie quotidenne en Gaule : « Le cerf est l’animal-roi des forêts européennes, réputé pour sa mâle vigueur, sa combativité, sa longévité, son goût des hauteurs et ses allures solitaires, son aptitude à détruire les serpents, et la noble domination qu’il exerce sur la faune des bois. Ce qu’on adore sous la forme d’un homme coiffé de sa ramure, c’est un dieu de la fécondité ; c’est aussi un dieu infernal, car la terre, avec laquelle il est en étroit contact, n’est pas seulement source de toute richesse : elle est encore le séjour des morts. » Telles sont quelques-unes des raisons qui pouvaient faire du cerf une sorte d’animal sacré. Il y en avait d’autres aussi : la ramure du cerf se renouvelant chaque année devait être symbole de la renaissance et, peut-être, déjà même d’une croyance dans l’immortalité.
Il est frappant, en, tout cas de constater qu’une telle religiosité du cerf, dont on a, grâce à la tombe du mont Gravet, la preuve qu’elle avait toute sa force plusieurs siècles avant notre ère, s’est perpétuée tardivement, même dans la chrétienté, et qu’au surplus, elle n’était pas propre à la Gaule. C’est ainsi qu’on a trouvé près de Bâle, une tombe alamanique, contemporaine de l’époque mérovingienne, qui renfermait le squelette complet d’une biche. Celle-ci faisait cortège, avec un cheval enterré également à proximité, à un guerrier paré de son épée. D’autre part, dans un puits funéraire mis au jour à Menneval, près de Bernay, dans l’Eure, on a trouvé quantité d’ossements d’animaux, dont des cerfs entiers, des têtes et des bois de cerfs ; là, les enfouissements sont mal datables ; cependant, les plus récents semblent être de la période mérovingienne.
Mais allons plus loin : la légende de saint Hubert, avec la vision de la croix apparaissant entre les bois d’un cerf, celle aussi de saint Julien l’Hospitalier rapportée par Flaubert ne montrent-elles pas que les chrétiens ont fait de singuliers emprunts à ces vieux cultes, tout comme les Romains avaient su adopter des cultes gaulois qu’ils paraient habilement des noms de leur propre mythologie ? En tout cas, si le symbolisme du cerf paraît complexe, il semble que le christianisme l’ait repris et adapté à ses dogmes. Édouard Salin a évoqué la question dans son œuvre magistrale sur La civilisation mérovingienne. Il note que divers textes, dus en particulier aux Pères grecs et à Origène, le célèbre exégète d’Alexandrie, se rapportent à ce symbolisme, telle la fable du cerf et du serpent, image de la lutte entre le fidèle et le démon, tels aussi les commentaires donnés au premier verset du psaume XLII : « Comme le cerf aspire après les eaux courantes, ainsi mon âme soupire après toi, Elchim. » Et ne doit-on pas rappeler aussi la phrase de saint Augustin décrivant les joies et les tourments du fidèle engagé comme le cerf « dans la vie du siècle ».
Revenons au cerf du mont Gravet. Il est troublant qu’il ait été doté d’une bride et d’un mors. Était-ce seulement pour le conduire dans des cérémonies de culte ? Et, si l’on veut pousser l’imagerie, ne peut-on penser que la bête était normalement attelée au char d’un important personnage ou d’un grand-prêtre ? Ceci n’est pas une supposition de pure fantaisie. Qu’on se réfère au triomphe d’Aurélien, qui, dans la seconde moitié du IIIe siècle, rétablit l’ordre et l’unité de l’Empire. A la cérémonie, qui revêtit un éclat outrancier, figuraient Zénobie, l’illustre reine de Palmyre, et Tetricus, cet aristocrate bordelais qui s’était fait proclamer empereur. Dans le cortège, relate le biographe d’Aurélien, « il y avait un char attelé de quatre cerfs qui avait appartenu, dit-on, au roi des Goths. Aurélien y monta jusqu’au Capitole pour immoler les cerfs à Jupiter Capitolin ». Témoignages intéressant, n’est-ce pas, puisqu’il souligne que, chez les Goths, cette peuplade germanique qui devait, moins de deux siècles après Aurélien, submerger l’empire romain, les cerfs formaient l’attelage royal et que, par surcroît, ces animaux avaient, à Rome, une valeur sacrée telle qu’ils étaient dignes d’une solennelle immolation.
Ainsi, que de perspectives ouvre cette trouvaille, par André Brisson, d’un cerf enterré, tel un humain, dans une fosse qui lui était propre ! A quelle date peut-on attribuer cet ensevelissement ? Au début de la période de la Tène, c’est-à-dire 500 avant Jésus-Christ. Il y a près de deux mille cinq cents ans de cela…
Henri-Paul Eydoux, hommes et dieux de la Gaule.
Les récentes découvertes archéologiques.
Éditeur Plon, 1961, pp. 164-171.
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