Salut,
Allez, un petit mot sur le dragon et la vision, un thème bien indo-européen, peut-être même plus...
Voici un court extrait de ma thèse, au sujet du nom de Veles, adversaire probable du dieu de l'orage Perun, comme l'est Velinas pour Perkunas chez les Lituaniens (attention, c'est livré sans les références, mais je peux les fournir):
Selon Julius Pokorny, suivi donc par Roman Jakobson, les noms de Velinas, Veles et Varuna sont issu d'une racine wel- qui a un rapport avec l'action de voir, d'observer. Or on sait que Velinas a un ou des yeux énormes et un regard perçant (1. Jakobson, 1985, p. 39. Sur l'oeil de Velinas: Gimbutas, 1974, p. 89. Velinas est par ailleurs aussi nommé Ragius: « Voyant »), comme Balar a un oeil énorme et un regard mortel. C'est aussi à cette racine wel- qu'a été rattaché le nom des poètes irlandais, les filid, dont le nom lui-même est semblable étymologiquement à celui de Veleda, une prophétesse attestée par Tacite, germanique mais au nom bien celtique (2. Cf. supra. Notons qu'en Grèce le mot « dragon » dérive du verbe derkomai: « voir fixement, avec intensité »: De Sike, 1997, p. 102). Bojan, le poète mythique russe, est, selon le Dit de la Campagne d'Igor, un petit-fils de Veles. Notons aussi qu'Apollon est cytharède, et donc protecteur des rhapsodes.
Or c'est précisément une des activités dévolues au Lug Samildanach irlandais: il se définit lui-même comme harpiste et comme sorcier, il doit donc être non seulement poète, mais aussi voyant (3. Seconde bataille de Mag Tured, 60 et 63. Avant d'engager le combat contre les Fomore, Lug prophétise). Somme toute on le savait déjà grâce à ce qui est dit d'Apollon Belenos par Hérodien: à Aquilée, ce dieu possède ces propres haruspices. Il est donc capable de rendre des oracles (4. Lajoye, 2001, p. 23).
Dans un article récent, Daniel Gricourt, Dominique Hollard et Fabien Pilon ont fort justement insisté sur les rapports évidents que le Lugus gaulois entretient avec la vision. Il est Solitumaros (« Grand Oeil »), ou Visucios (« Voyant » ou « Savant »), s'il est assimilé à Mercure; mais aussi Amarcolitanos (« Au Large Regard »), s'il est assimilé à Apollon. Mieux encore, on connaît en Gaule plusieurs représentation de Mercure ou d'Apollon avec des yeux disproportionnés (5. Gricourt, Hollard et Pilon, 1999).
Comme je le soulignais récemment, cette apparence physique est logique si l'on prend en compte le fait que, pour abattre son adversaire démoniaque, le héros a dû prendre son aspect physique (6. Lajoye, 2006, p. 230-231). Non seulement Lug, à la bataille de Mag-Tured, s'est fait borgne, manchot et unijambiste, mais il est probable aussi que son oeil ouvert devait être grand.
L'intérêt d'un gros oeil pour le personnage chthonien adversaire du dieu de l'orage ne va pas nécessairement de soi. On peut tout de même noter l'hypothèse d'Ivanov, suivant Vladimir Propp, qui veut que la relation entre le monde des morts et celui des vivants dépend de leur mutuelle invisibilité. C'est pour cela que les dieux des morts sont, ou possèdent des attributs qui rendent invisible, ou bien qui l'empêche de voir le monde des vivants (7. Ivanov, 1999). Cet auteur cite à juste titre Balar et son corrélat gallois Yspaddaden Penkawr: tous deux, maîtres de l'Autre Monde, ont besoin qu'on ouvre artificiellement leur oeil pour voir (et tuer) les vivants.
Sur Balor et son gros oeil, je notai récemment qu'il a bien un aspect serpentiforme, même si ça n'est pas dit clairement:
http://www.letras.ufmg.br/neam/nuntius/ ... atrice.pdfEt pour rendre plus clair le texte ci-dessus, j'ajouterai que le dossier établi par Jakobson et Pokorny se composait de:
- Ancien russe Veles / Volos. Le nom de cette divinité à l'origine pan-slave est toujours attesté dans des toponymes des Balkans: Veles en Macédoine, et Velesovo en Serbie. J'examinerai évidemment son cas plus bas.
- Tchèque veles (« démon »)
- lituanien Vẽlinas, Vélnias, Véls (« démon »)
- lituanien ancien Velionìs ou Veliónis (« âme »), Veliuonà (« déesse des âmes mortes ») (Divers dérivés des ce mot ont pour sens « esprit d'un mort », « spectre », « fantôme »).
- Letton Vels, Velns (dieu des morts, diable), velis (« esprit des morts »).
- Norois Ullr / Ullinn (ancien dieu majeur, connu quasi-uniquement par la toponymie et quelques allusion littéraires), étymologiquement *WulÞuz, avec donc un suffixe différent (contra Boyer, 1992, p. 94, qui propose d'autres étymologies).
- Védique Varuna (Jakobson, 1985, p. 39, d'après une lettre de Saussure à Meillet. Cela demande à être vérifié, même si cette hypothèse est phonétiquement plausible. Elle est en tout cas rejetée par Delamarre, 1984, p. 75, et par Jean Haudry, qui, suivant Ivanov et Toporov, 1973, p. 21-22 et Puhvel, 1974, p. 85, de toute façon veut rapprocher Velinas d'un surnom d'Odin, Val-födr (« Père des guerriers tués »), et de valr (« mort sur le champ de bataille ») et de ses dérivés: Jouet, 1989, p. 74, n. 24bis. Il se peut donc que dans l'ensemble balto-scandinave, l'adversaire du dieu de l'orage ait été en relation forte avec le monde des morts. Par contre, le lien supposé par Ivanov et Toporov, 1973, p. 22-23, avec le tokharien A wäl (« mourir »), et ses dérivés, semble assez lâche); plus surement Vala (dragon ennemi d'Indra, au rôle quasi-similaire de celui de Vritra) (Rig Veda, 2, 12; Ivanov et Toporov, 1973, p. 16. Cf supra. Contra: Cornillot, 1994, p. 164, qui pense que Vala n'est qu'une forme géographique de vára: « endiguement »).
- Anatolien Wališ- (nom de personne) (Jakobson, 1985, p. 44).
Voili, voilou.
A+
Patrice